Jean-Daniel Morerod: «Avec Guillaume Tell, on s’est créé une belle histoire»
Possédant tous les ingrédients d’un bon scénario hollywoodien, la légende de l’arbalétrier sans peur, de son fils, de la pomme et de l’affreux bailli a tenu les Suisses en haleine pendant près de cinq siècles. Décryptage avec l’historien Jean-Daniel Morerod.



D’ailleurs, si la Confédération avait pu sélectionner les héros les plus satisfaisants, elle n’aurait, selon les époques, pas toujours choisi Guillaume Tell, parce qu’il avait du sang sur les mains.

Pour nous, le Guillaume Tell éternel, c’est le personnage musclé, barbu, habillé de façon assez sommaire, qui court les genoux à l’air. Alors que c’est une création de la fin du XIXe siècle pour les fresques de la petite chapelle sur la Tellsplatte, au-dessus du lac des Quatre- Cantons. L’artiste a cherché parmi la population locale des types et a créé son Guillaume Tell d’après un paysan jeune et baraqué. Et cette solution a été «canonisée» par Hodler. Mais avant cela, c’est-à-dire jusqu’aux années 1880, Guillaume Tell est plutôt représenté sous la forme d’un jeune et pimpant aristocrate.


Il y a déjà les effets de la redécouverte, au milieu du XVIIIe siècle, du Pacte daté de 1291. Celui-ci étant antérieur à 1307, ça pose évidemment problème. Et ça coïncide aussi avec la parution en 1760 d’une démonstration assez rhétorique de l’inexistence de Guillaume Tell par des intellectuels bernois qui font le parallèle avec Toko, un héros nordique qui vit exactement la même histoire. Ça s’intitule «Guillaume Tell, fable danoise» et exerce des ravages à long terme.
Non, parce qu’en même temps on approche de la Révolution française et Guillaume Tell va connaître un succès européen étincelant comme héros de la liberté. Et puis, au XIXe siècle, il appartient à la culture universelle grâce à Schiller, à Rossini, à Voltaire, etc. Il a alors une telle aura culturelle que ça ralentit la prise de conscience. C’est surtout depuis l’après-guerre que le mythe se désagrège.
Quand on travaillait sur notre ouvrage, on plaisantait là-dessus. Si nous avions solennellement annoncé que nous avions trouvé une preuve de l’existence de Guillaume Tell, on aurait été adoré par une bonne partie de la Suisse pendant une dizaine de jours. Après, les ennuis auraient commencé bien sûr…
Aujourd’hui, on se retrouve tout seul au milieu de l’Europe et l’idée d’un héros qui lutte pour l’indépendance plaît, parce que cela paraît expliquer notre isolement.
Nos mythes fondateurs rassurent aussi dans un contexte où tout ce qui nous entoure menace de se dissoudre.

Auteur: Alain Portner
Photographe: Matthieu Spohn, Keystone